Il faut choisir son polémos !

Pourquoi la guerre ?

C’est bizarre : à des moments, on se fout sur la gueule et on tue l’autre.

Pourquoi ? Comment l’éviter ?

La question peut paraître la plus éculée de toutes mais comme ceux avant moi, je vais tenter d’y répondre, pour maintenir l’espérance. La réponse pourra paraître aussi banale que la question mais je prétends apporter tout de même ma pierre.

***

Il y a la guerre : parce que tous les petits conflits, mais, les petits-conflits-où-on-ne-tue-pas-l’autre, les petites mises au point, les petites disputes, les petites discussions, qui auraient dû avoir lieu, n’ont pas eu lieu. On n’a manqué de courage (de vertu). On est resté silencieux. On n’a pas dit le fond de sa pensée. On n’a pas parlé. On a fui. On a déserté la communauté, l’assemblée. Et les problèmes n’ont pas pu être résolus. On n’a pas pu entendre tout le monde. On n’a pas pu prendre la mesure de chaque chose. On n’a pas pu arbitrer correctement. On n’a pas pu prendre les bonnes décisions. On ne les a pas prises tous ensemble. C’est un petit groupe qui les a prises tout seul dans son coin, pour l’intérêt de leurs amis et leurs intérêts à eux.

On n’a pas vécu tous les petits-conflits-pas-trop-douloureux et donc, ils rejaillissent à moment donné, en un point, de façon concentrée. Tous les petits conflits qui n’ont pas eu lieu, mais qui auraient dû avoir lieu, surviennent d’un seul coup, la digue cède, et ça donne des massacres et des guerres (dans le meilleur des cas : une révolution).

C’est pourquoi, chaque homme devrait, très tôt, philosopher pour faire un choix déterminant pour l’avenir de tous : choisir le bon polémos, celui qui repose sur la
vertu (dans le sens latin du mot vertu)

Dans la vie, il faut choisir son POLÉMOS…

Vous ne le saviez pas ?

Je ne vous parle pas des POMÉLOS (les pamplemousses), mais du POLÉMOS !

Voilà pour l’humour, passons aux choses sérieuses.

I) Le terme Polémos

Ce terme de Grec ancien nous vient du fond des âges. Il nous vient du présocratique Héraclite (vers – 500 av. J.C.).

Comme beaucoup de terme en provenance du grec ancien et de la naissance de la
philosophie, il est très fécond pour l’esprit.

C’est le terme qui rassemble sur lui-même tout le champ lexical : combat,
opposition, affrontement, guerre, débat, dispute, conflit, polémique (c’est
d’ailleurs la racine directe pour ce dernier).

Ce terme nous fait donc palper une Idée philosophique de base.
On sent effectivement que c’est une pièce maîtresse de la réalité du monde,
comme nous en parle L. Jerphagnon :

« Dans les fragments d’Héraclite, on assiste à un combat (polémos) sans trêve des contraires : feu solaire-eau ; jour-nuit ; santé-maladie ; justice-injustice, etc. – mais c’est que chaque force a besoin de la force antagoniste pour subsister. D’où alors cette affirmation selon laquelle polémos, le combat, est père et roi de toutes choses. En langage d’aujourd’hui, disons que c’est l’opposition des contraires qui constitue le moteur du devenir. De cette joute des contraires – et précisément parce qu’elle est sans fin-, naît l’harmonie, autre mot-clef, ou l’arrangement, ou encore l’ajustement.
 » Ce qui s’oppose à soi est en même temps ajustement à soi, comme les tensions opposées de l’arc et de la lyre  » »

Lucien Jerphagnon, dans « Histoire de la pensée ».

Le polémos est donc présent dans la nature et dans la société.

En société, cela se traduit par deux types de polémoï. Le démocratique ou le
guerrier.

II) Polémos démocratique et Polémos armé (ou sanglant)

En société, le polémos est donc essentiellement présent sous deux formes : le polémos démocratique (les joutes verbales pour se mettre d’accord en régime démocratique) et le polémos armé (la recherche de destruction physique de son opposant).
Ce deuxième (polémos armé) résulte directement de l’absence ou de la trop
grande faiblesse du premier (polémos démocratique).

On peut donc voir le polémos armé comme la manifestation de la somme paroxystique de tous les petits conflits démocratiques qui auraient dû avoir lieu et qui n’ont (malheureusement) pas eu lieu, par manque de courage, par absence de vraie démocratie, et par manque d’un nombre suffisant de citoyens libres, autonomes et émancipés, décidés à s’occuper tous ensemble des affaires communes dans l’intérêt général.

Ainsi, dans toutes les sociétés, jusqu’à la veille de la guerre ou des émeutes sanglantes (polémoï armés), on dira à l’authentique démocrate jouteur, à celui qui veut vivre les conflits nécessaires, à celui qui cherche les opinions réelles au lieu de la politesse de façade, à celui qui veut que tout le monde donne le fond de sa pensée, et à celui qui veut mettre en scène les conflits démocratiques, qu’il s’y prend mal, qu’il appelle à la violence, qu’il est agressif, qu’il vit dans la haine de l’autre, qu’il est trop radical (prendre les problèmes à la racine), qu’il exagère, et qu’il ne devrait pas dire les choses de manière aussi franche, directe, et frontale.

Oui, jusqu’à la veille de la Sanglante, on cherche à se protéger à tout prix du polémos démocratique, Ô bêtise absolue, car celui-ci est pourtant notre seule possibilité, moyen, et
rempart, pour éviter le polémos armé.

III) Deux types de courage et de désertion opposés

Si je dis qu’il faut choisir son polémos, il faut donc également choisir son type de courage de la même façon.

Quel polémos je veux ? La question est d’une certaine manière « obligatoire ».
Quel courage je veux mettre en œuvre au service de quel polémos ?

Le courage du soldat en armes ou le courage du démocrate orateur.
Ils s’opposent totalement.
Il faudrait donc choisir entre le courage de faire une démocratie, et le courage de
faire la guerre.

Le courage de faire la guerre est-il un courage digne de ce nom quand on se rappelle que l’étymologie du mot vertu (virtus) contient le courage ?
Qui est réellement le plus viril entre le soldat et le démocrate ? (« viril » et « vertu » partageant donc, la même étymologie)
Nous pourrions donc aussi aller jusqu’à discourir sur la testostérone et le désir.
Car quels sont les muscles les plus profitables pour assurer la survie de l’espèce :
ceux des biceps ou ceux du logos ?

Ne dit-on pas régulièrement que les mots sont des armes. Ainsi que les livres, le savoir, et la philosophie. Quand nous disons que le savoir est une arme, c’est que nous prenons conscience de la réalité du polémos démocratique. Et l’arme de la démocratie est le logos, au service de la Philia et non de la guerre sanglante.

Le polémos démocratique et la philia ne s’opposent pas. Au contraire, ils marchent main dans la main en démocratie. (Voir mon article sur la philia)

En démocratie, on doit mener les conflits nécessaires pour chercher l’harmonie et la philia.

Je voudrais qu’on visualise bien le principe de vases communicants et l’effet de balancier qui existent entre le soldat en armes et le démocrate-orateur. Le phénomène de la désertion est inverse entre le soldat en armes et le démocrate-orateur.

L’acception première du mot de déserteur est pourtant attribuée au citoyen qui refuse de prendre les armes. C’est injuste. Ce n’est pas lui le déserteur. Le vrai déserteur est celui qui, bien en amont, a déserté les assemblées, n’a pas mis en œuvre le logos pour vivre les petits conflits nécessaires.

Le futur soldat, déserte les assemblées, c’est un déserteur du polémos démocratique, car il n’est pas émancipé. Tel un enfant, il ne sait pas (ou pense ne pas savoir) parler, former des opinions, les défendre et les faire évoluer grâce aux affrontements verbaux.

Le futur soldat des champs de bataille est celui qui fustigera les-orateurs-qui-sedisputent-démocratiquement, de vivre dans la haine de l’autre alors qu’aucune haine n’est présente : ces « disputeurs » vivent dans la Philia

Et personne, malheureusement, ne verra ce déserteur d’assemblée comme l’authentique déserteur… La foule a malheureusement tendance à apporter du crédit à celui qui dénonce le polémos démocratique. Celui qui dénoncera le polémos démocratique, cherchera à mettre un terme aux débats et quittera l’agora sera parfois vu comme « un type bien ». Alors qu’il s’agit là, selon moi, de la seule vraie forme de désertion.

En corolaire, le vrai démocrate est, lui, le déserteur des champs de bataille. Le polémos démocratique n’ayant pas pu avoir lieu ou ne pouvant plus avoir lieu, à cause des manques que j’ai pointés plus haut, le démocrate se retire, voire s’exile…
Apparaît alors, l’absurde : le polémos armé.

Et que dit, du démocrate-déserteur, la communauté devenue affreuse : qu’il manque de courage, que c’est un pleutre, un lâche… : tu ne veux pas prendre les armes (les mitraillettes, pas le logos !) ? Tu n’as pas de courage !

Quelle magistrale ironie millénaire !

Oui, tous ceux qui n’ont pas eu le courage de vivre le polémos démocratique, tous ceux qui n’ont pas eu le courage de former des opinions réelles, de les défendre, de les modifier, de dire le fond de leur pensée, et de protéger la démocratie des oligarques, par ambition et soif de pouvoir, oui ces lâches-là, accuseront le démocrate-déserteur du polémos armé, de manquer de « courage » sur le champ de bataille.

Car si la notion de déserteur est inversée.
Il en va donc de même pour le courage.

Derrière chaque être poli, pétri d’ambition, qui ne dit pas le fond de sa pensée, qui pense à son intérêt personnel, et qui cherche à mettre fin à tous les débats, se cache donc, selon moi, un soldat.
Quelqu’un dont le (faux) courage ne peut se déclarer que lorsque survient le polémos armé. Quelqu’un, donc, qui n’a pas de vertu et qui attend de pouvoir mettre en œuvre sa violence.
Quelqu’un qui désire inconsciemment le polémos armé.
Quelqu’un qui, au fond, ne croit pas au cosmos, mais uniquement au chaos. Il ne cherche pas à vivre les conflits (entropie momentanée au service de l’équilibre, comme un bref dégagement de chaleur) pour qu’augmente l’entropie générale (sous forme d’une réserve de chaleur) au service de la guerre future.

Le démocrate, devenu déserteur, qui aura tout fait pour faire vivre la démocratie et donc, pour éviter à tout prix le polémos armé se verra conspué, haï, par la Cité affreuse, par la communauté devenue vile et cruelle. Le soldat, à son retour du champ de bataille, sera sûrement décoré, honoré, récompensé. Décorations qui auront une forte valeur pédagogique dans un sens inversé, puisque ce n’est pas le vrai courage (vertu) qui sera valorisé, mettant tout le monde en bonne position pour recommencer un cycle.

Le soldat, en rage, qui accomplit des exploits sur le champ de bataille sera perçu
comme un lion magnifique (c’est l’aristie). Pourquoi ne cherche-t-on pas
davantage l’aristie démocratique ? C’est-à-dire les colères justes dans les joutes
verbales au service de l’intérêt général. C’est la colère du parrhésiaste que l’on
devrait louer. L’aristie parrhésiastique devrait incarner le summum de la vertu (et
donc de la virilité), c’est lui, le lion magnifique. Or, il n’en est rien : le
parrhésiaste, dans l’histoire des sociétés humaines, est assassiné.

IV) Détruire ou éviter à tout prix le polémos démocratique

Dans la période et l’époque actuelle (occident, 2014), nous manquons cruellement de polémos démocratique (puisque nos régimes ne sont en rien des démocraties) et c’est en cela que le polémos armé nous pend au nez.

C’est pourquoi cette armée de gens qui font profession de condamner le polémos démocratique : communautés new-age diverses et variées, ces fous de l’unité en gaïa machin-truc (« Les bouddhistes » selon Nietzsche), certains militants de la soidisant communication non-violente (pas tous), les méditatifs absents des assemblées etc. roulent, selon moi, pour la venue du polémos armé. Leur soidisant harmonie est factice et impossible puisqu’ils fuient le polémos inhérent à la vie en société et qui est à la source de l’harmonie réelle (jamais atteinte).

Un des très nombreux exemples de ces anti-polémos travaillant inconsciemment
pour la venue du polémos armé est le précepte largement diffusé par
« l’Université-du-Nous » comme un dogme :

« AVEC OU SANS, MAIS JAMAIS CONTRE ».

Quelle hérésie, franchement !!

V) La chute originelle du polémos démocratique ?

Le régime politique atroce d’aujourd’hui, producteur de guerres et de massacres en tout genre, nous vient effectivement de la « contre-révolution » platonicienne et des idées anti-démocratiques de Platon.
On sait que les idées anti-démocratiques de Platon, lui venaient principalement de
ses ressentiments à l’égard de cette démocratie athénienne qui tua Socrate.

Mais Socrate n’était-il pas le plus fameux des polémistes de tous les temps ?

Vous pourriez répondre que Socrate s’est peu investi dans les lieux du politique et qu’il vivait le polémos et la parrhésia plutôt dans les rues. Il a expliqué pourquoi dans son procès : il n’aurait pas vécu longtemps s’il avait mis en œuvre sa parrhésia directement dans le lieu du politique tellement elle allait loin.

Voici une hypothèse un peu hasardeuse mais symbolique : notre régime de guerres d’aujourd’hui, nous viendrait donc de ce que les athéniens, eux-mêmes, ont rencontré leurs propres limites dans la bonne tenue et le respect du polémos démocratique (Cf : mort de Socrate).

Une dernière chose sur ce sujet : on dit que la déesse Athéna, protectrice de la Cité démocratique d’Athènes, était, entre autres, la déesse de la guerre. Même en pensant au comportement conquérant des Athéniens, j’ai toujours trouvé cela un peu étrange et donc, est-ce que cela ne signifie pas plutôt qu’elle était la déesse du polémos démocratique ? et que c’est en cela qu’elle protégeait justement la Cité ?

Si je me fais moraliste dans cet article, c’est pour vous dire : choisissez votre polémos, et donc le type de courage que vous préférez rechercher dans votre vie…

VI) Citations finales

Pour illustrer ce propos, outre des références athéniennes et présocratiques, y’a
deux citations d’Alain et une de Paul Ricoeur qui vont très bien :

« Il faut penser à la politique ; si nous n’y pensons pas assez nous serons cruellement punis. (…) Personne ne fait les lois. Elles se font. De quoi je conclus, (…) que chacun est législateur pour sa part, et en toute matière, par la moindre de ses pensées. La vraie Paix ainsi se fera, si chacun suit tranquillement sa propre idée ; mais la Guerre, au contraire, si chacun veut accorder sa pensée à celle de son voisin. »

p. 336 (Folio). Alain

« Laisser ce qui divise, choisir ce qui rassemble, ce n’est point penser. Ou plutôt c’est penser à s’unir et à rester unis ; c’est ne rien penser d’autre.» Tous ces êtres collectifs perdent l’esprit pour chercher l’union. » Alain

« Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage » P. Ricoeur

Michel Foucault considère que « la politique est la guerre continuée par d’autres moyens » paraphrase retournée de la formule de Clausewitz : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».

Et puis nous avons ce classique de Thucydide : « Il faut choisir, se reposer ou être libre. » Certains « libéraux » utilisent cette phrase de Thucydide pour justifier l’idéologie du travail, alors que cette phrase concerne, à l’évidence, uniquement la vie démocratique et philosophique.

Dernier nota bene : le terme de polémique ne devrait donc jamais être péjoratif.

Sylvain Rochex – Mars 2013, Janvier 2015

Laisser un commentaire